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Fenêtres sur le futur de la ville inclusive
par Lucas Ouellet, Jean-Pierre Chupin, publié le 2022-08-11
Lancé le 15 juin 2020, ce concours d’idées, adressé aux étudiant·es des quatre facultés de design et d'architecture du Québec, appelait des approches innovantes, sur fond de crises humanitaires, climatiques et sanitaires. L’élaboration des projets étudiants coïncidait avec d’importants bouleversements sociaux, de l’importante dégradation de la santé publique causée par les premières vagues de la COVID-19 à la mise à la lumière derechef de crimes et d’injustices commises envers des minorités visibles ici et ailleurs. Toutes les sphères du design s’impliquent désormais quant à la mise en œuvre de diverses solutions pouvant adresser ces problèmes : afin que notre société puisse évoluer face aux crises citées ci-haut, la pratique de l’architecte et le cadre législatif entourant la profession doivent changer. À cet effet, la réflexion novatrice qu’incite Repenser la rue commerciale peut-elle incarner un vecteur d’évolution de la profession d’architecte? Peut-on y entrevoir, parmi les solutions qui y furent proposées, certaines fenêtres sur la ville qui accueillera la société de demain ?

La commande du concours s’appuie sur une étude du cas archétypique de la rue commerciale, en introduisant l’adoption d’un nouveau « paradigme urbain » fort à-propos : le design inclusif. L’inclusivité est un concept en architecture visant désormais à répondre aux besoins urgents d’une urbanité jugée désuète et malsaine, en fonction des divers troubles sociaux qui nous affectent aujourd’hui. Guidé par ce principe, Repenser la rue commerciale avait pour but « d’examiner et de reconsidérer l’aspect visuel, spatial et fonctionnel de nos rues principales » en incitant à réfléchir sur la manière dont les relations entre les établissements et les rues s’organisent.

En prenant l’exemple d’une voie commerçante de leur choix, les concurrents devaient se questionner sur des enjeux spatio-relationnels tels que le rapport des «commerces et des lieux publics avec l’extérieur». Nourri d’une réflexion entourant ces enjeux, le programme incitait à l’adoption d’un mode d’intervention holistique par l’entrecroisement d’échelles d’interventions, de la rue comme du cadre bâti. Il est ainsi souhaité que le concours constitue un lieu d’expérimentation pouvant générer de nouvelles pistes et de stimulantes réflexions lorsqu’il est question de trouver des réponses architecturales visant à transformer nos villes.

L’objet du concours se développe selon deux échelles : En premier lieu, « […] celle de l’organisation spatiale d’un commerce (d’un restaurant ou d’un bar par exemple) ou d’un lieu public (bibliothèque, bureau, etc.) et [en deuxième lieu] celle de la rue ». D’une part, le projet peut consister à réaménager une rue existante, ou d’autre part, se manifester sous la forme de l’ébauche d’une rue tout à fait nouvelle. Sur un total de 20 propositions, seuls 6 projets ont été commentés par le jury composé d’Anne Cormier, de Sinisha Brdar, de Jean-Bruno Morissette, de Nik Luka et de Jean-Philippe Simard.

La proposition « L’envers du décor » bénéficia d’une mention spéciale du jury. Le projet se situe à la lisière Est du Quartier des spectacles, sur l'îlot bordé par les rues Saint-Laurent et Saint-Dominique, entre de Maisonneuve et Ontario. L’équipe défend « le modèle d’une rue commerciale à échelle humaine comme outil de résilience en temps de crise sanitaire et écologique », en proposant une intervention bipartite à l’égard du couple de rues cadrant le site d'intervention. Alors que le boulevard Saint-Laurent incarne scène, la rue Saint-Dominique joue le rôle des coulisses, dédoublant « l’interface d’échange avec la rue, en activant la façade arrière des locaux. Cela permet à deux commerces de partager le même espace tout en conservant leur identité distincte ». Malgré le niveau détaillé des atmosphères et ambiances, le jury détermina que « la proposition était un peu trop axée sur l’intériorité et pas assez sur l’espace public de la rue extérieure ».

Le projet « Shared / Separation » préconisait une approche minimaliste en réponse aux modes d’intervention architecturales souvent trop coûteuses en matière d’émissions de carbone. C’est en critiquant ce fléau majeur, perpétué par des pratiques constructives désormais condamnables, que le parti du projet s’articule autour d’une visée carboneutre. L’unique usage de jardinières, le long d’une rue commerçante où circulent voitures, vélos et piétons, permettrait de facilement moduler l’aspect de celle-ci. Les limites urbaines se contractent ou se dilatent au rythme de ces mobiliers publics formant une lisière verdoyante qui limite le contact entre trottoir et rue et élargit le secteur piéton et commerçant en bornant les voies carossables. Si « la curiosité du jury a été piquée par l’analyse de la temporalité de l’aménagement et l’aspect éphémère, cyclique des activités de la rue », il note que « la nécessité de déplacer les bacs et murets deux fois par jour semble exiger un peu trop de logistique ».

« La randonnée du Mont-Royal » s’attaquait à l’exiguïté caractéristique des espaces publics à Montréal. La distanciation sociale, notamment, motive le parti pris. L’équipe suggère « de transformer la rue en une rue piétonne afin de favoriser le transport actif et de permettre aux commerces de s'approprier l’espace public ».  L’intervention se déploie sur une longueur de 500 mètres, entre le boulevard Saint-Laurent et la rue Saint-Denis. Si le jury a manifesté un certain intérêt pour ce concept, la conversion en voie piétonne de l’avenue Mont-Royal « n’a pas semblé une intervention ni réalisable ni très audacieuse au niveau architectural » — le jury suggérant plutôt que le projet soit transposé à d’autres secteurs de la ville.

« Proximité sans contact » optait pour une réorganisation des rues et ruelles montréalaises basée sur le modèle hollandais du « woonerf ». À l’inverse de « l’organisation-par-ségrégation » que connaissent l’ensemble des réseaux viaires de l’Amérique du Nord, le « woonerf » dicte que « tous les usagers se voient cohabiter dans un même lieu : aucune barrière physique [n’existe] entre voitures et piétons ou bus et vélos ». Les piétons sont prioritaires et l’espace viaire bénéficie d’un dégagement destiné à faciliter la distanciation sociale. Les rues montréalaises qui adopteront le modèle hollandais seront ponctuées de structures dites génériques : «  […] une quarantaine de modules, ou cubicules, [y] seront disposés. Chaque cubicule peut être aménagé d’une manière différente selon l’activité qui y prend place : des meubles intégrés (table, cloisons) seront dissimulés dans la structure ». Le jury a apprécié le traitement graphique des planches de présentation, tout en soulignant le manque d’articulation dans le dialogue entre les commerces, la rue et le quartier.

Intitulé « De-Hierarchize the Commercial Street », le projet qui remporta le second prix avait pour objet de détourner la rue commerciale montréalaise de son organisation hiérarchique et rigide. Le projet préconise une transformation de l’espace urbain en un écosystème multifonctionnel à trois échelles distinctes. Les espaces piétons sont élargis en ne conservant qu’une seule voie réservée aux automobilistes. On intervient sur des commerces ayant pignon sur rue en remodelant l’organisation de leurs espaces intérieurs pour permettre un fonctionnement plus hygiénique. Enfin, le projet s’approprie les ruelles de Montréal, incarnant des espaces annexes et complémentaires aux rues. Le jury a souligné la richesse du texte explicatif et apprécié « que la proposition mène vers la ruelle et l’arrière-boutique, comme si la rue se dilatait vers des petits espaces intrigants ». Les dessins sont toutefois qualifiés de « tristes » d’autant qu’ils « font appel à une typologie inspirée de Melbourne et de Bruxelles, qui est moins bien adaptée aux hivers québécois ».

Quels enseignements pouvons-nous tirer de ce concours d’idées ? Tous les projets abordent la commande en élaborant des stratégies architecturales qui se soucient de la qualité de l’architecture urbaine et de son impact sur des thèmes communs tels que le verdissement, la santé publique et la qualité des espaces publics. Toutefois, à l’exception notable du projet lauréat, les propositions ne parviennent pas à véritablement traiter de la question de l’inclusivité. En esquivant des enjeux socioculturels relatifs à l’implantation du projet et à ses usagers, ces propositions demeurent incomplètes pour repenser la ville à la lumière des crises actuelles.

Au contraire, le projet « Trait d’union » s’implante au sein du quartier du Petit Maghreb, se situant le long de la rue Jean-Talon Est entre les boulevards Saint-Michel et Pie-IX. Le secteur où intervient le projet « correspond aux têtes d'îlots de la rue Jean-Talon entre la 14e avenue et la 17e avenue ». Cette implantation renvoie à la problématique suivante : « la rue Jean-Talon est mésadaptée pour la lutte aux changements climatiques et à la réactivité dans l’espace dans l’éventualité de prochaines crises sanitaires », tandis que « la population du quartier est d’autant plus vulnérable à l’exclusion sociale et à la ségrégation dans l’offre commerciale ». Le projet souligne aussi le caractère éclectique du cadre bâti, l’aménagement du quartier « permettant mal l’implantation de stratégies génériques à l’échelle de la rue ». De plus, le secteur manque de végétation et une forte minéralisation du sol [contribue] à la formation d'îlots de chaleur ». « Une absence d’équipements incitatif au transport actif [encourage] une forte présence automobile et des trottoirs étroits [permettent] mal le respect de normes de distanciation physique ».

Ainsi, le projet se déploie en six volets :

- La végétalisation de la rue, servant à balancer l’apport énergétique des bâtiments et créer des îlots de fraîcheur.
- La substitution des voies de transport réservées, présentement utilisées comme stationnements, par des insertions modulaires sur l’ensemble de la rue — ces interventions permettent la collaboration entre la ville et les associations commerçantes.
- Le prolongement des trottoirs jusqu’aux façades joint à la création de trajets stimulants afin d’engager les passants dans le parcours.
- Un étalement des commerces sur le trottoir par des déploiements adaptés aux saisons proposant une rue qui s’invite dans le domaine privé et des commerces qui s’étendent sur l’espace public afin d'encourager la consommation locale.
- L’aménagement de mobiliers urbains encourageant les interactions et les rassemblements devant les façades, une pratique déjà ancrée dans la communauté Maghrébine, tout en respectant une disposition permettant la distanciation physique. 
- L’aménagement de placettes en têtes d'îlots doit permettre d’éliminer les stationnements aux intersections pour créer des espaces appropriables par les riverains renforçant l’attachement de la population locale au quartier pour lutter à une gentrification dans l’offre des commerces.

Le jury a salué le caractère « mature et cohérent » du projet, tout en soulignant la qualité de la présentation, sous forme d’un « lexique de stratégies pour aborder une variété de situations ». Il est dit toutefois que certaines interventions, sous forme de placettes, ne sont « peut-être pas aussi pertinent[es] et cohérent[es] que souhaité », mais le jury apprécie « que les nombreux enjeux de la rue commerciale et de la société (autant culturels, sanitaires et environnementaux) soient largement abordés ».

Ce concours proposait de repenser la ville, à l’échelle du tissu urbain comme à l’échelle du fragment (la rue, le square, le cadastre, etc). Cette approche renvoie aux théories de l’urbanisation de Cerdà, à des projets tels que la « Hochhausstadt » de Ludwig Hilberseimer et à la « Ville contemporaine pour trois millions d’habitants » de Le Corbusier — ces œuvres ayant en commun de repenser l’organisation relationnelle du tissu urbain. La nature du tissu relationnel de la ville était alors conçue comme vecteur portant à la productivité organisationnelle — dans les mots de Giorgio Agamben, l’on peut qualifier cette conception de « paradigme gestionnaire » (Aureli, 2011).

En 1924, Mies Van Der Rohe proposait que « l’architecture traduit la volonté d’une époque dans l’espace » (Mies Van Der Rohe, 1924). Cette formule est l’indice de l’importance de l’hygiénisme et de l’économie de l’espace urbain à l’époque moderne. Dès lors, en transposant ce principe à notre réalité contemporaine, qu’en est-il de cette dite volonté aujourd’hui? À l’écart du paradigme gestionnaire, l’inclusivité devient désormais un principe que l’architecture se doit d’incarner aujourd’hui. Plutôt que d’énoncer des généralités objectives, le paradigme inclusif considère chaque cas comme particulier : l’usager n’est plus une abstraction générique, mais un sujet humain. Les zones d’intervention sont désormais perçues comme des secteurs localisés — des quartiers, des coins de rues modelés par la vie quotidienne qui les anime. Parmi l’ensemble des propositions du concours « Repenser la rue commerciale », le projet lauréat, a su le mieux aborder cette notion en portant une attention particulière aux « nombreux enjeux de la rue commerciale et de la société […] », aux communautés concernées par l’intervention urbaine potentielle, ainsi qu’à l’hétérogénéité du cadre bâti. Si l’architecture de la ville de demain se veut inclusive, le projet « Trait d’union » offre une fenêtre désirable sur les futurs de nos espaces urbains.


Bibliographie

Aureli, P. V. (2011). The Possibility of an Absolute Architecture. The MIT Press.

Mies Van Der Rohe, L. (1924). Architecture and the times.

Charrette interuniversitaire | Repenser la rue commerciale. (2020, June 20). Kollectif. https://kollectif.net/69320-2/

Lauréats | Charrette interuniversitaire | Repenser la rue commerciale. (2020, July 11). Kollectif. https://kollectif.net/laureats-charrette-interuniversitaire-rep
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