Deux entités
Dans nos vies contemporaines, la frontière entre le travail et la vie privée est une limite qui devient de plus en plus floue. Cette condition s'applique à fortiori aux artistes, qui ont des modes de vie s'éloignant souvent de ces conventions arbitraires. Alors que cette proximité, cette facilité de passage entre quotidien et création peut être fertile et stimulante, un contexte où il n'y a plus aucune distinction entre le travail et la vie courante, lui, ne l'est pas. La perspective d'un univers total, où l'on peut travailler, manger, dormir, se reposer dans un seul bâtiment, sans jamais avoir à mettre le pied dehors, nous semble potentiellement étouffante. Nous prenons donc délibérément le contrepied du blocage programmatique du PFT et proposons deux bâtiments distincts au lieu d'un seul assemblage fonctionnel monobloc.
La séparation du programme en deux entités, une reliée au travail de la matière et l'autre à la vie quotidienne des artistes et de l'équipe d'Est-Nord-Est, permet de ponctuer les cycles naturels de la création par des traversées, aussi brèves soient-elles, du paysage extérieur. Ces respirations marquent une séparation psychologique bien réelle entre les deux pôles d'activités, permettant de reprendre contact avec le paysage, le climat, la lumière de Saint-Jean-Port-Joli. Elles nous font prendre acte du soleil plombant ou du froid saisissant, de la forme des nuages ou de la nuit étoilée. Cette situation s'apparente davantage aux conditions de vie actuelles des artistes, qui partagent une maison à l'écart, et se déplacent pour venir travailler aux ateliers.
Cette séparation du programme en deux nous permet de donner des caractères très différents aux deux bâtiments. Le premier, placé en tête de lot, abrite les ateliers personnels et communs. Dans la tradition des hangars industriels, c'est un bâtiment d'acier, qui se veut extrêmement rationnel et durable. Simple et rapide à ériger, il serait facile à modifier dans le temps grâce à sa modularité et sa trame répétitive. Le deuxième bâtiment, en fond de lot, regroupe les studios d'artistes, les espaces communs, les bureaux de l'administration et la salle multifonctionnelle. C'est un bâtiment de bois ayant un caractère plus intime et chaleureux, plus proche conceptuellement d'une grande maison que d'un bâtiment institutionnel. Il offre une spatialité riche et complexe, qui tire le meilleur parti de sa verticalité.
La séparation nette offre plusieurs avantages à nos yeux. Outre les facteurs psychologiques, elle prévient toute contamination des espaces de vie par les bruits, poussières, vibrations, odeurs et émanations. Elle permet également aux deux entités de fonctionner en parallèle, en général sur des horaires différents. Les deux bâtiments peuvent vraiment exprimer leur nature spécifique et ainsi éviter aux usagers l'impression d'habiter un atelier ou de travailler dans une maison.
Mitoyenneté
Après le découpage du programme en deux entités, notre deuxième parti pris est de se détacher de la mitoyenneté proposée avec l'atelier de Pierre Bourgault, et plutôt de créer un dégagement entre les deux bâtiments. Bien que la mitoyenneté permette de libérer un peu d'espace de terrain, le geste nous apparait comme étant contraire aux logiques d'implantation que l'on trouve sur la rue de Gaspé où chaque bâtiment possède son autonomie et ses dégagements par rapport aux autres. De plus, il est difficile de prévoir ce qu'il adviendra de ce bâtiment déjà âgé dans le futur. Si une démolition partielle ou un changement de morphologie de l'atelier de M. Bourgault devait avoir lieu, le nouveau bâtiment d'Est-Nord-Est placé en mitoyenneté aurait tout à coup une forme difficilement justifiable. En désolidarisant les deux entités et en les distançant suffisamment l'un de l'autre pour qu'ils aient chacun leur espace vital, nous assurons une relation harmonieuse, maintenant, et à long terme.
Aller en hauteur
En scindant le programme en deux et en nous détachant de l'atelier existant, nous pouvons créer des relations visuelles intéressantes entre les différents objets. L'atelier Bourgault, la grange et les maisons composent un paysage bâti intéressant à mettre en valeur. Le vide entre les bâtiments devient un élément majeur du design et contribue à créer une véritable richesse et une complexité spatiale. Afin, justement, de maximiser la surface libre du site, nous avons conçu le bâtiment arrière sur trois étages. En plus de libérer de l'espace de sol appropriable pour diverses activités, monter en hauteur permet d'aller chercher des vues distantes telles que celles du fleuve vers le nord, mais aussi celles du boisé et des terres agricoles vers le sud. Ces vues seront particulièrement claires à partir des studios d'artistes au 3e étage, et surtout à partir de la terrasse en toiture d'où on surplombe tout l'environnement immédiat.
Les ateliers
Le bâtiment regroupant les ateliers de fabrication et les ateliers individuels est celui qui fait l'interface avec la ville. Avec ses deux redents, il présente un profil qui renvoie à l'archétype des "sheds" industrielles, une typologie souvent réappropriée par les artistes pour la transformer en ateliers. Avec ses formes fortes et découpées, le profil du bâtiment est immédiatement reconnaissable et possède un fort potentiel iconique. C'est l'atelier de bois qui occupe la portion avant du bâtiment et devient ainsi la vitrine du centre d'artiste sur la rue, faisant un clin d'oeil implicite à la culture du travail du bois à Saint-Jean-Port-Joli aux racines historiques d'Est-Nord-Est.
Le bâtiment est recouvert d'acier ondulé sur toutes les surfaces extérieures, incluant les toitures. Quelques accents d'acier ondulé perforé viennent recouvrir certaines portions de vitrage, filtrant la vue et produisant une lueur particulière la nuit venue. Alors que les bâtiments industriels ou agricoles utilisent souvent le gris foncé ou encore le fini galvanisé, nous proposons d'utiliser la couleur blanche pour marquer l'appropriation de ce matériau vernaculaire pour un projet culturel, le blanc étant la couleur muséale par excellence. Nous imaginons bien la blancheur de l'architecture se confondant avec la neige du paysage.
Le haut des chapelles de toit est percé par deux longues ouvertures en bandeau permettant d'aller chercher une lumière du nord en second jour. Ces ouvertures permettent de maximiser la lumière ambiante dans les studios et ateliers et offrent une lumière diffuse qui sert mieux le travail des artistes. Par souci d'économie, mais aussi pour mieux diffuser la lumière, ces ouvertures sont fermées en panneaux de polycarbonate cellulaire au lieu du verre.
Outre son intérêt formel vu de l'extérieur, la forme du toit nous offre des espaces intérieurs généreux vu la double hauteur développée par les pentes. Dans les studios d'artistes, nous avons tiré parti de cette hauteur pour créer une mezzanine occupant en partie l'espace au-dessus du corridor. En contact direct avec la lumière du nord, cette mezzanine permet une seconde zone de travail d'une nature potentiellement différente de l'espace général du studio. Le corridor conserve ponctuellement des accès à la lumière zénithale à travers deux grands puits de lumière connectés en hauteur au bandeau de polycarbonate.
Une salle commune, de nature informelle, est proposée du côté sud des ateliers, en relation visuelle avec la Maison. L'intention est d'offrir un espace de nature indéfinie, appropriable créativement par les artistes. Nous pensons qu'il est crucial de ménager quelques espaces de cette nature à travers le projet.
La Maison
Le bâtiment regroupant les aires de vie est placé en fond de lot. Cette situation crée une réelle intimité pour les artistes qui sont maintenant loin des nuisances de l'automobile : bruit, lumières indésirables, pollution. Considérant la route, le stationnement et le bâti hétéroclite de la rue Gaspé, la portion du site située près de la rue est pour nous loin d'être la plus belle. Au contraire, de leurs espaces de vie à l'arrière, les artistes peuvent sortir et immédiatement profiter de la portion la plus charmante du paysage: le champ en friche, le petit boisé menant au ruisseau, la jolie grange des voisins.
Formellement, la juxtaposition du cube de bois contre le toit métallique à redents des ateliers évoque le changement de nature programmatique entre les deux bâtiments. La signalétique, visible de jour et lumineuse la nuit, attire les visiteurs jusqu'au coeur du projet. Une fois leur véhicule garé à l'avant, ils profiteront d'une courte promenade leur donnant la chance d'apprécier le paysage et la séquence spatiale des bâtiments.
À partir du vestibule d'entrée, on peut soit prendre directement l'escalier menant à l'étage d'administration ou à celui des résidences, se diriger vers la cuisine et salle commune ou encore vers la salle multifonctionnelle. Le rez-de-chaussée du bâtiment est une suite de pièces interconnectées, rendant l'expérience spatiale beaucoup plus vaste et fluide. La cuisine est par exemple directement adjacente à la salle commune, qui, elle-même, est largement ouverte sur la salle multifonctionnelle, un dispositif d'occlusion pouvant complètement fermer cette connexion au besoin. La salle multifonctionnelle est munie d'une portion en double hauteur permettant à la fois l'exposition de pièces plus volumineuses et une entrée de lumière en hauteur.
Le premier étage contient les bureaux de l'administration, la salle de conférence et le centre de documentation, des espaces encore une fois étroitement interconnectés. Le dernier étage est réservé aux studios des artistes résidents. Un espace central généreux permet aux artistes de partager un espace collectif plus privé que la salle commune du rez-de-chaussée. Un escalier et un puits de lumière/ trappe d'accès nous donne accès à la terrasse sur le toit. De là, à plus de 10m de haut, nous dominons l'environnement et profitons d'une vue panoramique embrassant tout le paysage.
Aménagements paysagers
Bien qu'extrêmement simples, les quelques gestes paysagers que nous proposons sont fortement structurants. Premièrement, au lieu d'un stationnement traditionnel, nous proposons d'utiliser des pavés verts sur toute la portion avant du site, ce qui permet de créer les neuf places de stationnement demandées tout en gardant une surface verte, perméable et écologique. Le côté est du site est composé d'une allée en poussière de pierre. Cette allée n'est normalement pas utilisée par les véhicules sauf pour les livraisons de matériaux et l'accès hypothétique des véhicules d'urgence. Le mur mitoyen de l'atelier de M. Bourgault devient un écran végétal servant à la fois à signaler le passage latéral vers le fond du lot, et à créer un fond de scène pour les vues des ateliers communs et de métal. En dernier lieu, une terrasse de cèdre à l'arrière crée un pont actif entre les deux bâtiments.
Approche budgétaire
Nous avons fait le choix de proposer une structure d'acier plus robuste et durable qu'une structure de bois pour le bâtiment des ateliers. Ce choix peut se faire moyennant des coûts supplémentaires en superstructure. Cependant, une partie de ces coûts est absorbée par le choix de laisser tous les plafonds exposés et ainsi faire des économies importantes en finition. Nous avons également fait quelques choix stratégiques dans des postes qui ne profitent pas directement à l'expérience architecturale tels l'infrastructure (radier et 140m2 de moins au sol) et la mécanique (deux systèmes simples d'échangeurs d'air vs un système centralisé). Ces économies nous permettent de réinjecter des moyens dans la qualité architecturale: une grande hauteur sous plafond dans les ateliers, une fenestration plus généreuse, un chauffage radiant plus confortable.
Des partis pris forts
Notre proposition pour les résidences d'artistes Est-Nord-Est est à la fois simple et radicale. L'organisation du programme en deux entités distinctes, la séparation d'avec l'atelier Bourgault, l'ajout d'un troisième étage... autant de partis pris originaux qui n'étaient pas au PFT, mais desquels nous sommes profondément convaincus. D'autre part, afin d'assurer le réalisme technique et économique du projet, nous avons mis en oeuvre tous les efforts afin de garder l'architecture la plus simple et la plus économique possible.
Nous pensons que la forme à la fois archétypale, mais iconique de l'atelier saura s'intégrer au contexte tout en restant un appel fort à la reconnaissance d'Est-Nord-Est comme un vecteur fondamental de diffusion de la culture pour la région. Les résidences, toutes en hauteur, ont elles aussi un potentiel d'évocation fort. Elles offrent un milieu de vie calme, inspirant, trouvant la juste balance entre collectivité et individualité.
Nous avons développé cette proposition au meilleur de nos connaissances et de notre imagination, mais comme dans tous les concours, notre proposition a été développée en vase clos. Il y manque encore une touche importante ne pouvant qu'enrichir le projet : une relation créative intense avec un client ayant une vision forte.
(Texte du concurrent)
2.2-PF
2.2.1- La proposition de répartir les fonctions dans deux bâtiments distincts a été reconnue comme audacieuse et digne d'intérêt. Elle a provoqué plusieurs discussions, forçant notamment les représentants de ENE â se questionner face â la perception de leur fonctionnement et le rapport qu'ils désirent entretenir avec les résidents, maintenant et dans le futur.
2.2.2- La concentration des ateliers dans un bâtiment distinct de celui des espaces d'habitation, des espaces publics et d'administration apporte de façon indéniable des solutions aux problèmes de bruit et de poussière. Cette proposition de séparation apporte en contrepartie des inconvénients fonctionnels et opérationnels.
2.2.3- La proposition architecturale, malgré une distribution fonctionnelle efficace et rationnelle, ne laisse pas entrevoir une richesse particulière du lieu.
2.2.4- La proposition d'intégrer une mezzanine pour chacun des ateliers individuels a été reconnue comme un moyen habile pour bonifier cet espace de travail.
2.2.5- L'intégration au contexte environnant est questionnable puisque la volumétrie proposée est actuellement absente du paysage immédiat et référé plus à une architecture industrielle urbaine d'une autre époque qu'à un langage architectural inspiré du contexte environnant.
2.2.6- Le positionnement des espaces publics dans le bâtiment arrière mais que l'absence d'une entrée principale affirmée ne contribuent pas autant que souhaité à rendre le lieu invitant pour la communauté. En revanche, la position de l'atelier de bois en façade offre une vitrine intéressante même si eNe n'est pas la seule représentative de la production artistique inhérente à ENE.
2.2.7- Certains éléments constructifs, notamment les |eux de toiture avec pente Inversée ont été perçus comme une proposition techniquement risquée, n'apportant pas une contribution essentielle au projet.
2.2.8- Malgré les estimations déposées, la construction de deux bâtiments entraînant le dédoublement d'équipements mécaniques, de circulations verticales et multipliant les murs extérieurs a soulevé des doutes sur la capacité à réaliser le projet dans le respect des budgets établis. Cette proposition a également soulevé des doutes sur les coûts d'opération engendrés par les deux bâtiments.
(Tiré du rapport du jury)
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- Planche de présentation
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- Perspective
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- Coupe
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- Détail de construction
- Schéma
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