Projection urbaine et angélique
par Mandana Bafghinia, publié le 2018-10-24
Depuis quelques années, les nouvelles technologies de la représentation ont changé notre façon d’expérimenter la ville. Au lieu de créer une toile ou une sculpture pour générer l’illusion d’autres objets, plutôt que de peindre l’illusion de la lumière lorsqu’elle tombe à la surface des objets, la projection nous impose de regarder la lumière en soi. Dans l’art contemporain, la création d’illusions passe des supports traditionnels à celle d’un objet dont la lumière a été le premier vecteur, créant des ambiguïtés de perception. La question posée par ce concours d’idée est bien de savoir si ces nouvelles modalités de projection contribuent à augmenter voir à sublimer l’objet — en l’occurrence — de l’architecture ou au contraire, contribuent à l’affaiblir.
En 2013, dans la nouvelle vague de « Saint-Laurent en mouvement » programme de la ville de Montréal dans le cadre du plan action 2007-2017, l’arrondissement de Saint-Laurent lança un concours pour réaliser une projection vidéo sur la façade de l’église Saint-Laurent. L’accent était mis sur l’histoire et le patrimoine, particulièrement dans le vieux-Saint-Laurent, et de « promouvoir l’excellence en architecture et design » ainsi que la valeur esthétique culturelle et historique de Montréal à travers les nouveaux médias. Ouvert à toutes les disciplines, ce concours anonyme en deux étapes n’a cependant suscité que sept propositions. Le jury comprenait deux professionnels du design de l’environnement et de la direction artistique. Trois équipes finalistes furent invitées à transformer la façade de l’église Saint-Laurent : Ouellet + Laferrière, Favier + Noirbent, Dufresne + Proulx Bouffard + Gareau + LeMoyne. Au premier regard, la planche de Ouellet + Laferrière est une composition basée sur la notion de symétrie pour ajuster, semble-t-il, son concept à la forme originelle du bâtiment. La deuxième équipe celle de Favier + Noirbent s’est fondée sur la notion de collage et la troisième équipe sur celle de photographie. Un rapide examen du rapport révèle l’insatisfaction constante du jury jusqu’à la dernière étape. À la fin de son rapport, le jury préconise d’ailleurs l’aide d’un scénographe pour améliorer l’ensemble de la forme narrative. L’examen des propositions révèle pourtant des stratégies innovantes et différentes qui posent la question de la perception aujourd’hui.
Sur le plan architectural, à lire les commentaires du jury, ce sont Ouellet et Laferrière, deux diplômées en licence graphique de l’UQAM, qui ont réussi à montrer le plus de cohérence avec la façade de l’église. Pourtant, sur la planche de la présentation et la vidéo, le défilé visuel ne dessine pas l’aspect architectural de l’église. Sur le plan narratif, le propos s’appuie sur une évolution historique de la ville. Dans la description de leur projet, ce qui pourrait attirer l’attention à travers les mots techniques, ce sont les médias à travers lesquelles ces images sont présentées tels un kaléidoscope ou la technique « stop motion ». Ce qui a permis de distinguer l’équipe lauréate est bien le jeu de la typographie relatant le déroulement temporel, des années et des mots clés qui aident à la compréhension des images. Le fil conducteur ayant été jugé trop peu développé, après la présentation du projet, le nom d’« éclaireurs » a été changé en « historiscope » et beaucoup d’éléments et de formes ont été ajoutés aux idées initiales.
Avec la deuxième équipe finaliste, Favier et Noirbent, le plan narratif se déploie à chaque moment historique, avec des « pop-up » colorés et iconiques sur un fond gris. Plutôt que des jeux typographiques, l’équipe privilégie l’aspect sonore. Un personnage raconte une histoire sur un ton énigmatique, récit qui accompagne les visiteurs dans une sorte de voyage. L’apparence de pliage de papier, l’église semblant se déployer dans l’espace, a capté l’attention du jury. Ses commentaires font état de son vif intérêt pour cette équipe dans la première étape. Pourtant, comme pour l’équipe lauréate, le lien qui unit chaque tableau n’est pas clair. Le seul aspect qui n’ait pas apparemment convaincu le jury est l’absence de véritablement développement du projet pour la deuxième étape, ce qui rend le jugement d’un concours d’idées abstrait.
Le projet de la troisième équipe, Dufresne + Proulx Bouffard + Gareau + LeMoyne, utilise une palette jaunâtre et bleue de couleurs de base, avec les images réelles — des photographies en négatif avec des couleurs chrome. Au dernier plan, les couleurs reviennent sur la palette de base, tandis qu’au second plan, un jeu est créé entre les couleurs complémentaires. L’apparence réelle des images aide à l’appropriation des citoyens et les visiteurs. Le jury a trouvé le projet trop « générique » et même trop « corporatif ».
Dans le passé, les églises visaient par leur présence à procurer la sensation du sublime pour le citoyen, avec leur façade puissante, décorée par les sculptures ou de grandes maçonneries, la masse matérielle des tours devant s’ouvrir pour inviter le spectateur à aller vers un dedans immatériel. À l’intérieur, une lumière, filtrée et colorée par les vitraux, descendait du ciel pour révéler la présence divine. L’église Saint-Laurent de Montréal, conçue en 1835-1837 dans un style néo-gothique, se différencie du langage médiéval, dans la mesure où elle vise à faire revivre les bases architecturales du gothique, à travailler une image, à créer et à susciter une nouvelle perception, en somme un néo-pittoresque. Aujourd’hui, le spectateur reste cependant figé devant la surface-écran d’une fantaisie, prisonnier d’une illusion perceptive qui tue le monument dans son esthétique tridimensionnelle.
La perception visuelle d’un environnement n’est plus déterminée uniquement par la dialectique du plein et du vide, et la simple présence-absence de la matière, car cette définition de l’espace ne considère pas la relation entre un sujet-percepteur et l’objet de la perception. Une considération plus psychologique de la nature de l’espace se fait jour. Le terme de « projection », du latin projectio, signifie « jeter en avant ». Il dénote le déplacement d’un élément d’un espace à un autre, par une opération transportant une forme, ou certains éléments de cette forme, sur un support réel, un récepteur qui accueille cet élément.
Hésitant entre ceux qui ont développé le projet pour la deuxième étape les autres, la décision du jury ne tranche pas clairement entre l’équipe Ouellet + Laferrière et Favier + Noirbent. Dans un concours d’idées, n’est-ce pas pourtant l’originalité et la radicalité des concepts qui devraient être mises en avant ? La mobilisation des nouvelles données de la représentation d’un monument devrait offrir une autre appropriation de l’espace construit. Les projets permettraient de ne plus inscrire le regard dans un dispositif contemplatif immobile, mais dans un mouvement, d’une manière comparable aux projections et aux images de la ville contemporaine, qui bouge et change constamment sous nos yeux. Pour faire un écho inversé au livre mémorable de Lotte Eisner L’écran démoniaque, on peut aussi se demander ici si les bonnes intentions des organisateurs et des concurrents ne débouchent pas en fin de compte sur une sorte d’angélisme urbain, la magie des images remplaçant un véritable travail sur l’espace public.
En 2013, dans la nouvelle vague de « Saint-Laurent en mouvement » programme de la ville de Montréal dans le cadre du plan action 2007-2017, l’arrondissement de Saint-Laurent lança un concours pour réaliser une projection vidéo sur la façade de l’église Saint-Laurent. L’accent était mis sur l’histoire et le patrimoine, particulièrement dans le vieux-Saint-Laurent, et de « promouvoir l’excellence en architecture et design » ainsi que la valeur esthétique culturelle et historique de Montréal à travers les nouveaux médias. Ouvert à toutes les disciplines, ce concours anonyme en deux étapes n’a cependant suscité que sept propositions. Le jury comprenait deux professionnels du design de l’environnement et de la direction artistique. Trois équipes finalistes furent invitées à transformer la façade de l’église Saint-Laurent : Ouellet + Laferrière, Favier + Noirbent, Dufresne + Proulx Bouffard + Gareau + LeMoyne. Au premier regard, la planche de Ouellet + Laferrière est une composition basée sur la notion de symétrie pour ajuster, semble-t-il, son concept à la forme originelle du bâtiment. La deuxième équipe celle de Favier + Noirbent s’est fondée sur la notion de collage et la troisième équipe sur celle de photographie. Un rapide examen du rapport révèle l’insatisfaction constante du jury jusqu’à la dernière étape. À la fin de son rapport, le jury préconise d’ailleurs l’aide d’un scénographe pour améliorer l’ensemble de la forme narrative. L’examen des propositions révèle pourtant des stratégies innovantes et différentes qui posent la question de la perception aujourd’hui.
Sur le plan architectural, à lire les commentaires du jury, ce sont Ouellet et Laferrière, deux diplômées en licence graphique de l’UQAM, qui ont réussi à montrer le plus de cohérence avec la façade de l’église. Pourtant, sur la planche de la présentation et la vidéo, le défilé visuel ne dessine pas l’aspect architectural de l’église. Sur le plan narratif, le propos s’appuie sur une évolution historique de la ville. Dans la description de leur projet, ce qui pourrait attirer l’attention à travers les mots techniques, ce sont les médias à travers lesquelles ces images sont présentées tels un kaléidoscope ou la technique « stop motion ». Ce qui a permis de distinguer l’équipe lauréate est bien le jeu de la typographie relatant le déroulement temporel, des années et des mots clés qui aident à la compréhension des images. Le fil conducteur ayant été jugé trop peu développé, après la présentation du projet, le nom d’« éclaireurs » a été changé en « historiscope » et beaucoup d’éléments et de formes ont été ajoutés aux idées initiales.
Avec la deuxième équipe finaliste, Favier et Noirbent, le plan narratif se déploie à chaque moment historique, avec des « pop-up » colorés et iconiques sur un fond gris. Plutôt que des jeux typographiques, l’équipe privilégie l’aspect sonore. Un personnage raconte une histoire sur un ton énigmatique, récit qui accompagne les visiteurs dans une sorte de voyage. L’apparence de pliage de papier, l’église semblant se déployer dans l’espace, a capté l’attention du jury. Ses commentaires font état de son vif intérêt pour cette équipe dans la première étape. Pourtant, comme pour l’équipe lauréate, le lien qui unit chaque tableau n’est pas clair. Le seul aspect qui n’ait pas apparemment convaincu le jury est l’absence de véritablement développement du projet pour la deuxième étape, ce qui rend le jugement d’un concours d’idées abstrait.
Le projet de la troisième équipe, Dufresne + Proulx Bouffard + Gareau + LeMoyne, utilise une palette jaunâtre et bleue de couleurs de base, avec les images réelles — des photographies en négatif avec des couleurs chrome. Au dernier plan, les couleurs reviennent sur la palette de base, tandis qu’au second plan, un jeu est créé entre les couleurs complémentaires. L’apparence réelle des images aide à l’appropriation des citoyens et les visiteurs. Le jury a trouvé le projet trop « générique » et même trop « corporatif ».
Dans le passé, les églises visaient par leur présence à procurer la sensation du sublime pour le citoyen, avec leur façade puissante, décorée par les sculptures ou de grandes maçonneries, la masse matérielle des tours devant s’ouvrir pour inviter le spectateur à aller vers un dedans immatériel. À l’intérieur, une lumière, filtrée et colorée par les vitraux, descendait du ciel pour révéler la présence divine. L’église Saint-Laurent de Montréal, conçue en 1835-1837 dans un style néo-gothique, se différencie du langage médiéval, dans la mesure où elle vise à faire revivre les bases architecturales du gothique, à travailler une image, à créer et à susciter une nouvelle perception, en somme un néo-pittoresque. Aujourd’hui, le spectateur reste cependant figé devant la surface-écran d’une fantaisie, prisonnier d’une illusion perceptive qui tue le monument dans son esthétique tridimensionnelle.
La perception visuelle d’un environnement n’est plus déterminée uniquement par la dialectique du plein et du vide, et la simple présence-absence de la matière, car cette définition de l’espace ne considère pas la relation entre un sujet-percepteur et l’objet de la perception. Une considération plus psychologique de la nature de l’espace se fait jour. Le terme de « projection », du latin projectio, signifie « jeter en avant ». Il dénote le déplacement d’un élément d’un espace à un autre, par une opération transportant une forme, ou certains éléments de cette forme, sur un support réel, un récepteur qui accueille cet élément.
Hésitant entre ceux qui ont développé le projet pour la deuxième étape les autres, la décision du jury ne tranche pas clairement entre l’équipe Ouellet + Laferrière et Favier + Noirbent. Dans un concours d’idées, n’est-ce pas pourtant l’originalité et la radicalité des concepts qui devraient être mises en avant ? La mobilisation des nouvelles données de la représentation d’un monument devrait offrir une autre appropriation de l’espace construit. Les projets permettraient de ne plus inscrire le regard dans un dispositif contemplatif immobile, mais dans un mouvement, d’une manière comparable aux projections et aux images de la ville contemporaine, qui bouge et change constamment sous nos yeux. Pour faire un écho inversé au livre mémorable de Lotte Eisner L’écran démoniaque, on peut aussi se demander ici si les bonnes intentions des organisateurs et des concurrents ne débouchent pas en fin de compte sur une sorte d’angélisme urbain, la magie des images remplaçant un véritable travail sur l’espace public.