S’il-vous-plait, dessine-moi un troisième lieu
par Aurélien Catros, publié le 2018-11-07
À constater la récurrence de cette attente dans les programmes de concours pour des édifices publics, il est temps d’ouvrir le débat. En 2014, l’équipe Chevalier Morales et DMA architectes a remporté l’adhésion d’un jury à la recherche à la fois d’une architecture singulière, iconique, emblématique mais aussi et surtout d’un « troisième lieu ». À travers ce concept équivoque, le concours de la bibliothèque de Drummondville interroge la nécessité d’une nouvelle définition de la bibliothèque contemporaine elle-même.
Créé en 1989 par Ray Oldenburg, le terme de « troisième lieu » ou « tiers-lieu » (« Third place ») désigne des espaces différents du logement ou du lieu de travail et admettant des rôles sociaux et civiques importants. Ils se caractérisent par plusieurs points dont certains semblent contradictoires autant avec l’essence d’une bibliothèque - le stockage de livre et leur lecture - qu’avec les ambitions qu’alimentait le jury du concours à Drummondville - une architecture-signal susceptible de devenir le symbole de la ville qui l’accueille -. En effet, selon Oldenburg, les troisièmes lieux seraient des espaces traités avec sobriété et simplicité, notamment à l’intérieur, dans lesquels la conversation serait l’activité principale. On comprend dès lors la difficulté devant laquelle se trouvaient les 4 équipes finalistes face à des objectifs parfaitement antinomiques.
Une enveloppe de $15,5M était prévue pour permettre à l’institution de s’installer sur un îlot situé entre la gare et l’hôtel de ville de Drummondville, connecté par une bande étroite à l’une des principales artères commerçantes de la ville. Le programme prescrivait une bibliothèque « du 21e siècle » cohabitant avec la Société d'histoire de Drummond et le Service arts, culture et immigration au sein du futur édifice. Défini comme un catalyseur du développement économique culturel et social de la ville, ce « troisième lieu » était censé faciliter la « convergence des Drummondvillois ».
Pour répondre à cette problématique de convergence urbaine, l’équipe Menkès Shooner Dagenais LeTourneux Architectes proposait une place publique polyvalente appelée la « plaque unificatrice » sur laquelle l’édifice s’implantait comme « un pavillon au cœur d’un pôle civique ». Ce faisant, la bibliothèque est pensée par les architectes comme un écrin intime et paisible, lieu de réflexion et de contemplation. Les concepteurs mentionnent le fameux « troisième lieu » mais ils le rattachent à l’empathie que le bâtiment génèrera chez ses usagers en faisant un projet résolument tourné vers l’introspection des individus. En imaginant une collection d’espaces dédiés à la lecture ayant chacun une atmosphère propre, l’équipe défend une vision plutôt classique de la bibliothèque cohérente avec la sobriété de la proposition que le jury qualifiera de « conventionnelle », regrettant l’absence de geste architectural distinctif.
À contrario, le projet de l’atelier TAG et Jodoin Lamarre Pratte architectes a su conquérir le jury grâce à sa « superbe » entrée et au béton sérigraphié « remarquable » de son parvis. Si certaines réserves ont été émises quant à la résistance aux intempéries du voile qui rassemble les différents éléments du programme en toiture, il a néanmoins été qualifié de « spectaculaire ». Ces nombreux superlatifs trahissent la recherche d’un objet, d’une architecture-symbole de la part des membres du jury dans les différents projets. Malgré cet engouement formel et les qualités remarquées de son organisation intérieure, le projet est apparu confus dans ses choix d’implantation urbaine. Or, cet aspect, sans pour autant être mentionné de manière explicite dans le programme délivré aux candidats, a été examiné avec attention dans chacune des propositions.
La proposition de Lemay+LAB se démarquait sur le plan urbain en utilisant l’étroite bande pour proposer une entrée de l’édifice de plain-pied sur l’artère commerçante. Saluée par le jury, cette implantation audacieuse a nécessité un déploiement du bâtiment tout en longueur entrainant nombre de complications internes ce qui a finalement desservi le projet. Par ailleurs, le volume de verre dominant le site a été très apprécié pour son traitement architectural, même si son éloignement des axes de circulation a déçu un jury qui aurait aimé combiner ses qualités de bâtiment-signal avec la présence de l’entrée sur la rue pour faire de l’édifice un repère urbain à l’échelle de Drummondville. Une autre particularité remarquée fut l’attention accrue portée à la dimension locale du projet à travers la volonté forte d’intégration de la communauté et les références explicites au passé industriel du textile de la région.
L’équipe lauréate, Chevalier Morales et DMA a également été saluée pour les nombreuses références à l’histoire de la ville tant dans le matériau résolument industriel choisi pour l’enveloppe de la proposition que dans sa démarche urbaine, environnementale et paysagère avec notamment le jardin des voltigeurs. Outre la mise en scène de l’institution depuis l’échelle urbaine jusqu’à l’intérieur du bâtiment, c’est grâce à une réponse originale au concept de « troisième lieu » qu’elle s’est véritablement démarqué. A l’extérieur, la stratégie urbaine est fondée sur un réseau de « places civiques », susceptibles de s’étendre au gré des acquisitions foncières de la ville, qui connecte le site à son contexte, notamment à l’artère commerçante. Une expression architecturale remarquable rend le projet « iconique » dans les mots du jury en réaffirmant son caractère spécifique à Drummondville. A l’intérieur, le concept est formalisé par un escalier/café monumental, centre névralgique du « tiers-lieu » tel que défini par Oldenburg. Bien que cet objet architectural pose plusieurs problèmes de circulation et de fonctionnalité des lieux (en tant que bibliothèque), son caractère sculptural distinctif soulignait encore le trait emblématique visiblement recherché par le jury qui a défendu le projet contre certaines réserves exprimées par le comité technique.
En 2018, la bibliothèque publique semble être devenue le programme symbole du « tiers-lieu » malgré la contradiction manifeste que ces deux concepts partagent : converser et lire en même temps. Résoudre ce paradoxe implique de considérer la nouvelle mission des bibliothèques au tournant des années 1980 à savoir : le stockage et le prêt de contenus culturels audiovisuels puis numérique dont la consultation sur place est difficile voire impossible. Dès lors, on comprendra que la bibliothèque abandonnera peu à peu son rôle classique de temple du savoir, paisible et propice à l’étude pour se rapprocher d’un rôle étymologique qu’elle n’a jamais seulement eu « biblio- thḗkē », littéralement « lieu de dépôt à livre » : un lieu où l’on vient seulement emprunter des documents (qu’ils soient support pour des données numériques ou non). Cette nouvelle bibliothèque ou « médiathèque » peut alors admettre plusieurs autres programmes dont celui du fameux « troisième lieu » qui conserve et enrichi la fonction politique et symbolique qui a toujours caractérisé ce genre d’édifice depuis les grandes bibliothèques antiques, allégorie de la puissance des villes qui les bâtirent. D’un simple dépôt, la bibliothèque serait donc destinée à devenir le forum de la ville contemporaine.
Le concours de Drummondville nous montre une fois de plus que cette mutation typologique peut désormais faire de la bibliothèque l’étendard urbain d’un engagement institutionnel culturel autant qu’un « tiers-lieu » de convergence publique. Cependant, ce concept reste toutefois équivoque. Dans l’œuvre éponyme d’Antoine de Saint Exupéry (1947), le Petit Prince demande par trois fois à « l’aviateur » de lui dessiner un mouton avant d’être satisfait par le dessin d’une boite trouée qui le laisse imaginer ce qu’il veut. Le « troisième lieu » est une boite conceptuelle de la même sorte qui dissimule les attentes précises des commanditaires à des architectes qui doivent pourtant proposer à l’aveugle un projet qui s’y conforme. L’architecture doit révéler le concept, soulever la boite.
Créé en 1989 par Ray Oldenburg, le terme de « troisième lieu » ou « tiers-lieu » (« Third place ») désigne des espaces différents du logement ou du lieu de travail et admettant des rôles sociaux et civiques importants. Ils se caractérisent par plusieurs points dont certains semblent contradictoires autant avec l’essence d’une bibliothèque - le stockage de livre et leur lecture - qu’avec les ambitions qu’alimentait le jury du concours à Drummondville - une architecture-signal susceptible de devenir le symbole de la ville qui l’accueille -. En effet, selon Oldenburg, les troisièmes lieux seraient des espaces traités avec sobriété et simplicité, notamment à l’intérieur, dans lesquels la conversation serait l’activité principale. On comprend dès lors la difficulté devant laquelle se trouvaient les 4 équipes finalistes face à des objectifs parfaitement antinomiques.
Une enveloppe de $15,5M était prévue pour permettre à l’institution de s’installer sur un îlot situé entre la gare et l’hôtel de ville de Drummondville, connecté par une bande étroite à l’une des principales artères commerçantes de la ville. Le programme prescrivait une bibliothèque « du 21e siècle » cohabitant avec la Société d'histoire de Drummond et le Service arts, culture et immigration au sein du futur édifice. Défini comme un catalyseur du développement économique culturel et social de la ville, ce « troisième lieu » était censé faciliter la « convergence des Drummondvillois ».
Pour répondre à cette problématique de convergence urbaine, l’équipe Menkès Shooner Dagenais LeTourneux Architectes proposait une place publique polyvalente appelée la « plaque unificatrice » sur laquelle l’édifice s’implantait comme « un pavillon au cœur d’un pôle civique ». Ce faisant, la bibliothèque est pensée par les architectes comme un écrin intime et paisible, lieu de réflexion et de contemplation. Les concepteurs mentionnent le fameux « troisième lieu » mais ils le rattachent à l’empathie que le bâtiment génèrera chez ses usagers en faisant un projet résolument tourné vers l’introspection des individus. En imaginant une collection d’espaces dédiés à la lecture ayant chacun une atmosphère propre, l’équipe défend une vision plutôt classique de la bibliothèque cohérente avec la sobriété de la proposition que le jury qualifiera de « conventionnelle », regrettant l’absence de geste architectural distinctif.
À contrario, le projet de l’atelier TAG et Jodoin Lamarre Pratte architectes a su conquérir le jury grâce à sa « superbe » entrée et au béton sérigraphié « remarquable » de son parvis. Si certaines réserves ont été émises quant à la résistance aux intempéries du voile qui rassemble les différents éléments du programme en toiture, il a néanmoins été qualifié de « spectaculaire ». Ces nombreux superlatifs trahissent la recherche d’un objet, d’une architecture-symbole de la part des membres du jury dans les différents projets. Malgré cet engouement formel et les qualités remarquées de son organisation intérieure, le projet est apparu confus dans ses choix d’implantation urbaine. Or, cet aspect, sans pour autant être mentionné de manière explicite dans le programme délivré aux candidats, a été examiné avec attention dans chacune des propositions.
La proposition de Lemay+LAB se démarquait sur le plan urbain en utilisant l’étroite bande pour proposer une entrée de l’édifice de plain-pied sur l’artère commerçante. Saluée par le jury, cette implantation audacieuse a nécessité un déploiement du bâtiment tout en longueur entrainant nombre de complications internes ce qui a finalement desservi le projet. Par ailleurs, le volume de verre dominant le site a été très apprécié pour son traitement architectural, même si son éloignement des axes de circulation a déçu un jury qui aurait aimé combiner ses qualités de bâtiment-signal avec la présence de l’entrée sur la rue pour faire de l’édifice un repère urbain à l’échelle de Drummondville. Une autre particularité remarquée fut l’attention accrue portée à la dimension locale du projet à travers la volonté forte d’intégration de la communauté et les références explicites au passé industriel du textile de la région.
L’équipe lauréate, Chevalier Morales et DMA a également été saluée pour les nombreuses références à l’histoire de la ville tant dans le matériau résolument industriel choisi pour l’enveloppe de la proposition que dans sa démarche urbaine, environnementale et paysagère avec notamment le jardin des voltigeurs. Outre la mise en scène de l’institution depuis l’échelle urbaine jusqu’à l’intérieur du bâtiment, c’est grâce à une réponse originale au concept de « troisième lieu » qu’elle s’est véritablement démarqué. A l’extérieur, la stratégie urbaine est fondée sur un réseau de « places civiques », susceptibles de s’étendre au gré des acquisitions foncières de la ville, qui connecte le site à son contexte, notamment à l’artère commerçante. Une expression architecturale remarquable rend le projet « iconique » dans les mots du jury en réaffirmant son caractère spécifique à Drummondville. A l’intérieur, le concept est formalisé par un escalier/café monumental, centre névralgique du « tiers-lieu » tel que défini par Oldenburg. Bien que cet objet architectural pose plusieurs problèmes de circulation et de fonctionnalité des lieux (en tant que bibliothèque), son caractère sculptural distinctif soulignait encore le trait emblématique visiblement recherché par le jury qui a défendu le projet contre certaines réserves exprimées par le comité technique.
En 2018, la bibliothèque publique semble être devenue le programme symbole du « tiers-lieu » malgré la contradiction manifeste que ces deux concepts partagent : converser et lire en même temps. Résoudre ce paradoxe implique de considérer la nouvelle mission des bibliothèques au tournant des années 1980 à savoir : le stockage et le prêt de contenus culturels audiovisuels puis numérique dont la consultation sur place est difficile voire impossible. Dès lors, on comprendra que la bibliothèque abandonnera peu à peu son rôle classique de temple du savoir, paisible et propice à l’étude pour se rapprocher d’un rôle étymologique qu’elle n’a jamais seulement eu « biblio- thḗkē », littéralement « lieu de dépôt à livre » : un lieu où l’on vient seulement emprunter des documents (qu’ils soient support pour des données numériques ou non). Cette nouvelle bibliothèque ou « médiathèque » peut alors admettre plusieurs autres programmes dont celui du fameux « troisième lieu » qui conserve et enrichi la fonction politique et symbolique qui a toujours caractérisé ce genre d’édifice depuis les grandes bibliothèques antiques, allégorie de la puissance des villes qui les bâtirent. D’un simple dépôt, la bibliothèque serait donc destinée à devenir le forum de la ville contemporaine.
Le concours de Drummondville nous montre une fois de plus que cette mutation typologique peut désormais faire de la bibliothèque l’étendard urbain d’un engagement institutionnel culturel autant qu’un « tiers-lieu » de convergence publique. Cependant, ce concept reste toutefois équivoque. Dans l’œuvre éponyme d’Antoine de Saint Exupéry (1947), le Petit Prince demande par trois fois à « l’aviateur » de lui dessiner un mouton avant d’être satisfait par le dessin d’une boite trouée qui le laisse imaginer ce qu’il veut. Le « troisième lieu » est une boite conceptuelle de la même sorte qui dissimule les attentes précises des commanditaires à des architectes qui doivent pourtant proposer à l’aveugle un projet qui s’y conforme. L’architecture doit révéler le concept, soulever la boite.