Concevoir une abbaye contemporaine : le silence a la parole !
Alliance entre koinos bios (vie en commun) et monos bios (vie intérieure), telle est la vie d’un moine au cœur d’une abbaye. Le concours de l’abbaye cistercienne de Val-Notre Dame, expose les enjeux de cet idéal cistercien. S’agit-il de la nostalgie historique d’une forme close ou d’un manifeste contemporain, celui d’une forme ouverte sur la nature ?
Lancé par les moines de l’abbaye cistercienne d’Oka en 2004, le concours en deux étapes visait la construction d’une nouvelle abbaye à Saint-Jean-de-Matha dans la région de Lanaudière, située entre la rue Montagne coupée et la rivière Assomption. Depuis sa première construction en 1881, trois fois détruite par le feu, Notre-dame-du-lac abritait 178 moines. À l’aube du XXIe siècle, la communauté n’en compte plus qu’une trentaine et l’étalement urbain montréalais appelait une relocalisation.
Lors de la première étape du concours, 59 concurrents ont présenté des propositions. Composé d’architectes, d’historiens (architecture et géographie), d’une théologienne et de représentants de la communauté cistercienne d’Oka, le jury a retenu quatre équipes pour une seconde étape :
• Pierre Thibault,
• Manon Asselin architecte + Louis Brillant architecte,
• Atelier BRAQ,
• Naturehumaine/ Aedifica.
Deux mentions ont été attribuées aux équipes : MEDIUM + Anne Bordeleau, Croft Pelletier.
Les moines avaient défini un programme à travers trois défis, trois paramètres : une facture d’architecture contemporaine (conception et matériaux et l’acoustique) capable de respecter les principes traditionnels d’une abbaye, une alliance entre vie spirituelle et vie publique et enfin une contemplation extérieure/intérieure dans l’environnement.
Mentionnons toutefois que deux projets ont été jugés à l’unanimité, celui de Pierre Thibault et celui de Naturehumaine et qu’un vote à la majorité a finalement retenu le projet de Pierre Thibault comme laureat.
Si les règles du concours appelaient de nouvelles approches du patrimoine religieux, les réponses se sont étrangement rencontrées sur un élément similaire : l’image d’un carré, induisant l’idée d’une promenade principale autour d’un espace vide ou patio. Une analyse volumétrique des quatre projets fait apparaître deux catégories. La première se caractérise par un toit monolithique qui circule sur une surface, en gardant la simplicité d’un seul niveau géométrique. La deuxième catégorie consiste dans un jeu volumétrique de différents niveaux autour d’un carré central, ce qui donne un aspect plutôt muséal, terme relevé dans les commentaires du jury. C’est le cas par exemple du projet de l’atelier BRAQ. De son côté le projet de Manon Asselin et Louis Brillant semble se situer à la jonction des deux catégories relevant à la fois d’une approche monolithique et d’un jeu de niveaux. Chez Pierre Thibault, la solution proposée déploie sur un même niveau et un toit léger et flottant sur des pilotis qui séparent l’espace public, l’hôtellerie, l’église, la bibliothèque de l’espace monastique proprement dit. Quant à l’atelier Naturehumaine, il justifie la forme carrée par une citation de Saint Bernard : « Dieu est quadruple, Il est longueur, hauteur, largeur et profondeur ».
Dans le projet de Manon Asselin et Louis Brillant, la vie monastique se distingue par une méditation sur la nature, l’eau, la pierre. Une présentation poétique du projet met l’accent sur le travail de jardinage. Pour l’implantation du bâtiment, les commentaires du jury sont unanimes et convergent sur le projet de Pierre Thibault en précisant que l’enveloppe extérieure est l’élément clé d’harmonisation avec le paysage. Les trois autres finalistes ne répondaient pas à ce critère. Les présentations des planches à l’aquarelle et un mouvement qui culmine vers l’église pourraient avoir eu un effet positif sur la décision du jury.
Prenons maintenant un peu de recul historique en tentant de situer la question posée par ce concours dans la longue trajectoire typologique des monastères. Quelles que soient leurs spécificités — bénédictine, augustinienne et à la fin cistercienne —, les abbayes sont centrées sur une église articulant toute la vie conventuelle, un dortoir, le cloître et d’autres éléments. Dans un ordre classique, les caractères principaux du type cistercien sont la simplicité, la sobriété et une tour centrale basse. Au final, chaque abbaye, selon sa règle, est porteuse d’une architecture et d’une filiation qui la relie à un « type » dont sont issus les moines qui l’ont fondée. Si nous marchons à travers les trames de cette longue histoire, avant d’en vouloir en changer les nœuds, nous devons acquérir une bonne compréhension de sa nature afin de nous assurer que ce que nous construisons nous fera atteindre un objectif de changement. Depuis Le Corbusier et le couvent de La Tourette en 1955-60, une nouvelle traduction a changé l’image classique de l’abbaye. Le traitement de ce projet marque des idées innovantes en termes de lumière, d’inscription sur le site, avec une architecture nouvelle sur pilotis et une pyramide inversée. À la Tourette, Le Corbusier a travaillé avec Iannis Xenakis, compositeur et architecte, sur trois termes distincts : vie individuelle, vie collective et vie spirituelle et trois fonctions : habiter, étudier, prier. L’église a été détachée du reste des bâtiments, et le symbolisme religieux, minimal, est resté manifeste : le cloître, des passages qui montent, descendent et traversent les espaces, une façade harmonique par la structure de pans de verre ondulatoires, des vitrages verticaux dans des panneaux géométriques. Les cellules ont été isolées acoustiquement pour permettre la méditation.
L’abbaye se révèle donc, et avant tout, comme un endroit paisible pour ses habitants : les moines. L’objet même de la vie monastique doit rester prédominant et doit être traité avec délicatesse. Dans le projet construit depuis plus d’une décennie par Pierre Thibault, des indices témoignent à la fois d’une qualité de la finition, de jeux de la lumière entre les espaces, d’un beau langage tectonique : une architecture encore conçue à l’écart de la culture numérique désormais dominante. Pour une vue aérienne, verticale, une forme massive et grise se détache du paysage au lieu d’ancrer le complexe monastique dans la nature. Sur le plan horizontal, la conception globale, simple et contrôlée de l’architecture, se relève clairement discernable lors de la première arrivée par la périphérie du complexe, une route qui traverse une topographie abrupte et qui aboutit à un parking, partie sans doute la moins séduisante du projet.
D’après Ricardo L. Castro dans un article de Canadian Architect (paru en 2010) : « … le projet gagnant reflète de manière encourageante l’état de l’architecture au Québec au cours de la première décennie du XXIe siècle ». Une question reste en suspens cependant : comment assurer la cohérence entre le signe et la réalité du lieu ? L’abbaye de Notre Dame du Lac peut se présenter à la manière dont Hegel définissait l’architecture : des techniques et des dispositifs, appelés à représenter la vérité d’un contexte historique. La représentation peut également signifier d’autres choses, que l’architecture fonctionne comme une métaphore linguistique, comme moyen de parler, ici, dans le silence, pour communiquer le sens de ce que l’on peut dénommer, après d’autres, une « architecture parlante ».
L'Abbaye cistercienne d'Oka organise un concours d'architecture, ouvert et anonyme, en deux (2) étapes, en vue de la construction d'une nouvelle abbaye à Saint-Jean-de-Matha dans Lanaudière. L'objet du concours est de sélectionner un projet lauréat. L'architecte, la société ou le regroupement qui aura conçu le projet lauréat, sera invité à participer à la réalisation du projet.
Objectifs du projet
Les grands objectifs du concours sont les suivants :
- L'abbaye est un lieu d'activités quotidiennes, un espace de vie
- L'abbaye expose une simplicité
- L'abbaye est un lieu de contemplation
- La pérennité de l'abbaye
- L'abbaye est un lieu public et un lieu privé
- Faisabilité du projet en regard des coûts
- Accessibilité universelle
Première phase du concours
La première phase du concours concerne l'implantation de l'abbaye sur le site et l'expression du parti architectural.
Deuxième phase du concours
La deuxième phase du concours est centrée sur la mise en forme plus détaillée du projet d'architecture, ses réponses précises au programme et sa faisabilité. Plus spécifiquement, les finalistes devront démontrer et expliquer les différentes stratégies d'intervention de l'architecture et faire preuve de l'utilisation efficace des espaces aménagés et des infrastructures intégrées. Cette phase étudiera de façon particulière la dualité sise entre le caractère intime de l'abbaye et l'aspect public de certains de ses espaces.
Contexte: L'Abbaye cistercienne d'Oka
La communauté cistercienne de Notre-Dame-du-Lac souhaite se doter d'une nouvelle abbaye en remplacement de l'abbaye existante qui ne répond plus aux besoins actuels de la communauté.
La communauté occupe actuellement un bâtiment qui a déjà abrité plus de 175 moines, alors qu'elle n'en compte plus qu'une trentaine, dont la moitié ont plus de 70 ans, à une époque où les vocations se font de plus en plus rares. La structure matérielle devient ainsi de plus en plus lourde à porter. À cela s'ajoute l'urbanisation croissante de la région. L'étalement de la banlieue montréalaise dans les 40 dernières années, le développement immobilier, l'utilisation grandissante de l'automobile, l'arrivée de l'autoroute 640, la pression de l'industrie touristique ont passablement modifié le paysage et la quiétude du l'actuel monastère implanté à Oka. Ces raisons ont amené les moines à se questionner sur leur implantation à proximité de la route 344 à Oka, et fait émerger le souhait d'une relocalisation dans un environnement et un bâtiment qui répondent plus adéquatement à leurs besoins tant physiques que spirituels.
L'hypothèse retenue par la communauté est de construire un nouveau complexe monastique dans un nouvel environnement situé à Saint-Jean-de-Matha, dans la région de Lanaudière. Le site retenu jouxte la montagne Coupée et la rivière l'Assomption.
Les moines souhaitent un monastère dont l'architecture révèle et évoque la spécificité de sa vocation et la vie qu'on y mène. Ils recherchent une forme de facture contemporaine dans sa conception et ses matériaux. Bien que le nouveau monastère puisse s'inspirer de l'architecture cistercienne traditionnelle, il ne devrait pas évoquer une « forteresse » du Moyen Âge, mais plutôt se matérialiser par une structure fonctionnelle et accueillante pour toute personne en quête de silence et d'intériorité. Abritant une communauté monastique d'une trentaine de moines, le monastère se veut un ensemble d'espaces qui se situent entre le privé (familial) et le public (institutionnel).
(Tiré du programme du concours)